Suivi de son protecteur de pensées, Artuir Boismanl marchait d'un pas saccadé, nerveux, dans la seconde nuit syracusaine.

Les cinq satellites blessaient la voûte céleste assombrie de longues stries de lumière allant du vert émeraude au rouge sang. Elles se réfléchissaient sur les fruits et feuilles translucides des spuniers bercés par le souffle frémissant du vent coriolis.

Artuir Boismanl avait l'impression que le claquement régulier de ses semelles, pourtant faites de soie légère, sur le revêtement de marbre jaune et lisse de l'avenue produisait un vacarme assourdissant. Il lui semblait que chacun de ses pas, dans ce quartier désert et endormi, devait immanquablement attirer l'attention de l'une des nombreuses escouades de la Garde pourpre, qui patrouillaient sans relâche dans Vénicia... Folie ! Cette décision était une véritable folie !

Il tentait de maîtriser sa marche, de se faire aussi léger qu'un oiseau, mais ce n'était pas facile pour un homme comme lui : sa charpente, du genre plutôt massif, et ses jambes, trapues et pesantes, n'avaient pas grand-chose à voir avec la grâce aérienne d'un volatile. Pour l'instant, il ne réussissait qu'à imiter l'allure cahotante d'un robotomate domestique aux circuits rongés par l'acide.

En revanche, à trois pas derrière lui, son protecteur de pensées glissait comme un spectre sur le trottoir. Artuir Boismanl percevait uniquement le subtil froissement de son acaba blanche sur le marbre. Sans la présence, rassurante ô combien ! du Scaythe, il aurait très certainement rebroussé chemin depuis bien longtemps.

Depuis, en fait, qu'il avait posé le pied dehors... Un océan de frayeur submergeait son esprit. Les quelques rudiments de contrôle mental que lui avait inculqués, à grands frais, un expert en A.P.D., auto-psykè-défense, s'étaient effondrés les uns après les autres sous la poussée désordonnée de la peur, comme le vent abat une clôture mal consolidée.

En son for intérieur il pestait contre les chauffeurs de taxiboules, cette détestable engeance de paritoles qui avaient ceci de particulièrement horripilant qu'ils n'étaient jamais disponibles lorsqu'on sollicitait d'urgence leurs services. Il avait demandé une navette volante avant de sortir, mais la permanence de la compagnie lui avait répondu que la S.I.S., la Sécurité intérieure syracusaine, avait réquisitionné tous les appareils volants et les déremats de Vénicia. Il n'avait donc pas eu d'autre choix que de parcourir le chemin à pied.

Son visage rondouillard disparaissait dans le col redressé de sa cape bleu nuit, couleur qu'il avait choisie dans un louable souci d'harmonie, certes, mais surtout par un désir inconscient de se dissoudre entièrement dans les teintes nocturnes, de se faire petite ombre dans la grande ombre. Mesure d'autant plus dérisoire que la blancheur éclatante de l'acaba de son protecteur la rendait caduque. De temps à autre, il croyait déceler des bruits diffus dans les ruelles adjacentes. Il s'arrêtait, son cœur bondissait dans sa poitrine, sa respiration se suspendait, son regard myope (sa femme s'opposait formellement aux greffes d'organes) essayait de percer la suie nocturne où se devinaient les formes incertaines et grises des demeures résidentielles enchâssées dans l'écrin de jais de leur parc pétrifié.

« Le bonhomme Artuir Boismanl fait un bien piètre conspirateur ! » avait ironisé sa femme un soir où elle était en veine d'ironie.

Il était bien obligé d'admettre qu'elle avait raison sur ce point. Depuis qu'il avait reçu le messacode du grand courtisan Tist d'Argolon, il s'était revêtu, à son corps défendant, d'une armure d'angoisse qui ne le quittait jamais, qu'il fût dans sa boutique, dans ses appartements ou au palais seigneurial où l'appelaient souvent ses affaires. La peur était devenue son lot quotidien : si Tist d'Argolon et ses amis étaient parvenus à forcer le barrage mental érigé par son protecteur, à surprendre ses pensées intimes, alors d'autres, animés d'intentions moins amicales, étaient également en mesure de le faire. Peur de l'irruption, à n'importe quelle heure du jour et de la nuit, d'un bataillon de gardes pourpres ! Peur d'être jeté dans l'une des sinistres cages à parois d'air de la prison souterraine de la place Brolly-Ang ! Peur des regards perpétuellement soupçonneux des cardinaux et vicaires de l'Eglise du Kreuz lors des offices bihebdomadaires au temple!... Peur de tout, peur de tous...

Eh bien, en dépit des affres dans lesquelles le plongeait sa frayeur, Artuir Boismanl avait décidé de se présenter au rendez-vous secret que lui avait fixé Tist d'Argolon. Il classait son épouvante au rang d'épreuve destinée à prouver qu'il était digne d'appartenir à l'aristocratie de sang, lui dont la noblesse avait été marchandée comme un morceau d'étoffe.

« Vous êtes devenu fou, mon pauvre Artuir ! Lorsque vous êtes en public, vous ne réussissez pas à aligner deux mots de suite ! » s'était exclamée sa femme.

Les femmes, la sienne en particulier, formaient une engeance qui avait ceci de détestable qu'elle trouvait toujours à redire à tout.

Il avait cru comprendre que de nombreuses personnalités, parmi les plus prestigieuses que comptait la cour syracusaine, seraient présentes à la réunion. La réputation de Tist d'Argolon était le seul argument qui avait motivé sa décision. Sans qu'il se l'avouât ouvertement, il avait été flatté que ce grand courtisan, arbitre suprême de l'élégance et du goût, héraut reconnu de la tradition syracusaine, eût pensé à lui, Artuir Boismanl, homme de petite et récente noblesse, rejeton d'une famille de drapiers qui n'avait dû son ascension sociale qu'à la vogue florissante des tissus à reflets changeants dont raffolaient ces dames et sieurs de la cour. Pourtant, lorsqu'ils se croisaient dans l'un des innombrables couloirs du palais seigneurial, le grand courtisan ne se fendait d'aucun salut, ni même d'un quelconque regard vis-à-vis du marchand de tissus. Un matin, il avait eu la mauvaise idée de s'en ouvrir à sa femme.

« Nous ne sommes que des boutiquiers ! avait-elle craché avec hargne. Votre père a acheté sa noblesse comme un vulgaire bout de tissu ! Pensez-vous donc que cela suffit pour vous introduire dans le grand monde ? Vous et vos ridicules cours de contrôle mental, vous et votre stupide protecteur de pensées... Vous aurez beau faire et beau dire, les courtisans vous traitent et vous traiteront toujours comme un paritole, mon pauvre Artuir... »

Il détestait quand elle l'appelait « mon pauvre Artuir ». Elle passait la majeure partie de son temps à le rabaisser. Mais, comme elle était dotée d'un bon sens provincial rarement pris en défaut, il s'était efforcé de suivre son conseil et de rester soigneusement à l'intérieur des limites cloisonnées de son rang social.

Et voilà qu'il recevait ce messacode, que le grand monde l'appelait à lui ! Voilà que se présentait une occasion inespérée d'être admis dans le sein de l'élite !

« Alors, ma femme, que trouvez-vous à redire à cela ?

— Je prétends qu'il y a quelque chose de louche là-dessous ! S'ils vous invitent, bonhomme Boismanl, c'est qu'ils en veulent à votre argent... ou bien qu'ils veulent s'assurer d'un quelconque soutien de la guilde des commerçants dont vous êtes l'un des représentants ! En aucun cas ce n'est pour votre précieuse personne, mon pauvre Artuir ! »

Allez donc perdre votre temps à discuter avec une femme qui vous donne du « bonhomme » et du « pauvre Artuir » à chaque détour de phrase !

Artuir Boismanl avait une idée autrement élevée sur la question mais il préférait la garder pour lui : une importante faction de la cour cherchait un moyen de contrer l'influence des Scaythes d'Hyponéros et principalement celle du connétable Pamynx. Personne ne se sentait en sécurité à Vénicia où nobles et bourgeois se disputaient les services des protecteurs de pensées dont les effectifs ne suffisaient pas à la demande. Sans protection, les courtisans se sentaient nus, livrés pieds et poings liés à l'inquisition mentale des Scaythes lecteurs de l'Eglise ou de la S.I.S. Les places de repentir de Vénicia se couvraient de croix-de-feu à l'intérieur desquelles agonisaient, dans de folles souffrances, apostats, hérétiques et autres déviants.

Et lorsque, comme c'était le cas d'Artuir Boismanl, on avait la chance d'obtenir le précieux concours d'un ou de plusieurs protecteurs, à un tarif prohibitif, cela va de soi, leur présence continuelle, jusque dans les moments les plus intimes de la vie familiale ou conjugale, devenait irritante, obsédante, odieuse.

« Bonhomme Boismanl, je refuse que vous caressiez quelque partie de mon corps que ce soit sous les yeux de ce... de ce monstre ! » objectait dame Boismanl lorsque son mari oubliait volontairement ses leçons de contrôle des sens et se montrait d'humeur quelque peu gaillarde.

Tant et si bien qu'il avait fallu installer un rideau entre le lit conjugal et le protecteur. Mais, même avec ce paravent de tissu, dame Boismanl refusait de se laisser aller et subissait les assauts désordonnés de son époux avec une mauvaise grâce, une résignation et une froideur qui étaient les prémices d'interminables périodes d'abstinence.

Il n'y avait pas que ça : Artuir Boismanl éprouvait également une déplaisante sensation d'abandon de soi-même. C'était comme si son protecteur, qui ne dormait jamais, qui ne mangeait jamais, qui ne se reposait jamais, grignotait chaque jour un peu plus les frontières de son territoire intérieur, comme si l'esprit vigilant du Scaythe s'emparait progressivement du sien. Un envahisseur sournois, silencieux, qui, s'il continuait de la sorte, occuperait bientôt une carcasse vide, dépouillée de sa propre substance.

Dame Boismanl n'avait pas voulu de protecteur pour elle-même :

« Kreuz m'en garde ! Je préfère mille fois mourir plutôt que d'avoir un ange gardien sans arrêt collé aux fesses ! »

L'image était discutable, un tantinet vulgaire, mais sur le fond elle n'avait pas tout à fait tort. D'ailleurs, le fait que la réunion organisée par Tist d'Argolon exigeât l'assistance des protecteurs, alors que l'objet de cette réunion était justement de trouver un moyen de s'en libérer, prouvait à quel degré d'absurdité en étaient arrivés les dignitaires syracusains.

Artuir Boismanl, témoin parfois lucide des méandres capricieux de la cour, n'ignorait pas que le but de Tist d'Argolon était de recouvrer les privilèges dont il s'estimait spolié. Malgré de savantes manœuvres d'opposition, Pamynx l'avait définitivement supplanté dans la fonction de connétable et dans l'esprit, malléable il est vrai, du seigneur Ranti Ang. Si Tist d'Argolon soufflait ainsi sur les braises de la révolte, sonnait le rappel de tous ses alliés, organisait la fronde, c'était d'abord pour rétablir la noblesse syracusaine dans ses prérogatives et, par conséquent, reprendre les rênes d'un pouvoir qui lui échappait. Mais en l'occurrence, cette exploitation calculée, politique, du mécontentement général ne gênait pas Artuir Boismanl car elle servait dans le même temps les intérêts communs. De plus, si Tist d'Argolon devenait connétable de Syracusa, le petit marchand de tissus pourrait postuler à des fonctions honorifiques mieux en rapport avec ses ambitions et perpétrer le rêve de son père en créant une dynastie aristocratique dont personne ne songerait à soupçonner les origines. Quoi qu'en pensât sa femme !

« Bonhomme Boismanl, les petits boutiquiers ne se transforment pas en seigneurs d'un coup de baguette magique ! Vous ne devriez pas vous mêler de ces histoires ! Il ne fait pas bon aller fourrer son nez dans les manœuvres de cour... Contentez-vous donc de bien faire votre métier et de remercier le Kreuz pour ce qu'il vous donne ! »

Allez donc essayer de convaincre une mégère qui n'a que chiffres et chiffons dans la tête et qui vous donne du Kreuz long comme le bras pour vous ramener à l'humilité !

En sortant, Artuir Boismanl avait claqué la porte bien fort, histoire de montrer son désaccord, et s'était senti pousser des ailes de géant, malheureusement rognées par la frousse dès qu'il avait franchi le portail de son jardin.

 

Le capuchon de l'acaba dissimulait en partie le visage disgracieux du protecteur. Ils longeaient à présent un bâtiment gigantesque dont les hauts murs occultaient tout un pan du ciel étoilé : le Stadiome. Artuir Boismanl se souvint avec émotion des nombreuses parties de chigalin-cirque auxquelles il avait assisté, enfant, au milieu d'une foule passionnée et silencieuse. Il se souvint de ces fiers cavaliers juchés sur des chigalins cornus, qui tentaient de déjouer les courses ondulantes des pierres volantes guidées par l'équipe adverse. Il se souvint du bruit sourd que produisaient les pierres, du sang clair qui coulait des flancs luisants des montures, de l'odeur de sueur et d'excréments, des tempes aux veines gonflées de Kalul de Mérone, d'Herclès Trismegar, de Paulun Saint-Fiac, les fers de lance de l'équipe vénicienne, de l'admiration qu'il portait à ses héros, du culte que leur vouait toute la population syracusaine... Puis le seigneur Arghetti Ang, sous l'instigation de l'Eglise du Kreuz, avait décrété l'interdiction du chigalin-cirque : on ne peut en même temps adorer le Kreuz et idolâtrer des êtres de chair et de sang... Il se souvint qu'il avait pleuré une journée entière lorsque son père lui avait annoncé cette terrible nouvelle...

Ils arrivèrent enfin en vue de la somptueuse demeure de Tist d'Argolon, un castelet au toit conique d'où s'élançaient des tourelles effilées, élégantes, surmontées de flèches d'optalium blanc qui grimpaient avec vivacité à l'assaut des ténèbres. La pénombre du parc baignait les arbres multicentenaires dans les frondaisons desquels poudroyaient les lueurs alertes des cinq satellites de la seconde nuit.

Plus loin, tout au bout de l'allée centrale de gemmes blanches, un escalier monumental accédait à un vaste perron surélevé où se dressait une forêt ordonnée de colonnes blanches et roses. Les couleurs de la nuit se reflétaient sur les miroirs lisses des bassins ovales et symétriques, sur les innombrables chienlions et oursigres d'optalium qui parsemaient l'herbe fuchsia et les massifs.

Tout en admirant la majesté harmonieuse de l'ensemble, Artuir Boismanl se demanda si l'endroit était bien choisi pour ce genre de réunion. Les rumeurs persistantes qui évoquaient la guerre larvée entre Tist d'Argolon et le connétable Pamynx avaient probablement entraîné un surcroît de surveillance autour de la propriété du grand courtisan. Tous sens aux aguets, le marchand de tissus ne décela aucun mouvement ou bruit suspect dans les reliefs du parc. De plus, la sécurité et la discrétion des invités avaient été garanties par le messacode.

Aucune lumière ne filtrait des fenêtres ogivales ou des baies triangulaires de la façade. Le castelet semblait frappé d'engourdissement. La voix intérieure d'Artuir Boismanl, alarmée, lui conseilla de rebrousser chemin au plus vite. Il l'étouffa dans un sursaut de fierté. Il n'allait tout de même pas rentrer chez lui la tête basse et la mine défaite : il en aurait au moins pour dix années à subir les clabauderies de sa femme ! Il poussa délicatement le vantail entrouvert de l'imposant portail au fronton surchargé d'enjolivures et de torsades d'optalium blanc.

Dans un vacarme assourdissant, des saliers huppés dérangés dans leur sommeil détalèrent à quelques pas de lui, ailes déployées. Le cœur d'Artuir Boismanl faillit s'échapper de sa cage thoracique. Il dut faire appel à tout son courage pour ne pas donner à son protecteur le lamentable spectacle d'une fuite éperdue. Son sang se réchauffa un peu et son pouls chaotique se régularisa. Il bâillonna sa voix intérieure, une voix qui ressemblait étrangement à celle de dame Boismanl, et, suivant les instructions du messacode, emprunta l'allée centrale.

Les gemmes blanches crissèrent sous ses pas. Inquiet, il se retourna pour vérifier que son protecteur le suivait. L'acaba blanche était toujours derrière lui, mais dans ce parc désert où tout semblait suspendu elle prenait une dimension menaçante, effrayante.

Il haussa les épaules et remonta l'allée jusqu'à son extrémité. Là, au lieu de gravir le grand escalier taillé d'un bloc dans de la turquoisine bleu de Delph — une fortune, une véritable fortune... — , il bifurqua sur sa gauche, contourna l'aile arrondie de l'édifice principal devant laquelle une haie de léripas flamboyants montait une garde écarlate et épineuse. A proximité, massifs fleuris et arbres nains aux feuillages jaune vif tentaient de briser l'encerclement nocturne. Toujours escorté par son protecteur, il s'engagea dans une autre allée, plus étroite, pavée de pierres cristallines, encadrée de buissons touffus où se mouvaient des fruits polymorphes.

Au détour d'un virage, deux énormes chienlions, crinières au vent, babines retroussées sur leurs longues canines, surgirent de l'ombre et accoururent en grondant vers le marchand de tissus qui se pétrifia sur place, sang gelé. Les mufles des molosses vinrent caresser ses mollets. Il pria le Kreuz et les saints les plus connus de l'Eglise que les redoutables crocs ne se referment pas sur sa chair. On intercéda en sa faveur : les fauves aux robes feu secouèrent doucement leur abondante crinière et, sans prendre la peine de flairer le protecteur, trottinèrent en direction d'un épais fourré dans lequel ils disparurent.

Artuir Boismanl poussa un soupir de soulagement. Il présuma qu'ils avaient été entraînés à dépister les indésirables, une idée plutôt réconfortante pour quelqu'un qui avait un tel besoin d'être rassuré. Un peu tremblant, il reprit sa marche. Le rythme de ses foulées s'accéléra au fur et à mesure qu'il s'enfonçait dans le parc. Il aperçut enfin le dôme de bronze de la haute pagode exotique aux murs jaune paille qui, d'après le messacode, répondait au nom évocateur de « temple des Amours et des Songes d'été ».

Personne ne l'accueillit lorsqu'il arriva devant le porche qui abritait l'entrée principale du bâtiment. Il se demanda s'il ne s'était pas trompé de jour — impossible ! il avait vérifié dix mille fois ! — ou, pire, s'il n'était pas tombé dans un piège tendu par les hommes du connétable. Sa voix intérieure en profita pour le supplier de déguerpir. Mais il refusa de capituler sans combattre. Cette réunion était peut-être la chance de sa vie et son penchant naturel pour la veulerie n'avait pas le droit de la lui faire rater. Il n'entendait aucun bruit, ne savait pas quelle contenance prendre devant cette porte coulissante hermétiquement fermée, ignorait s'il devait se manifester d'une façon ou d'une autre, frapper, sonner-impossible, il n'y avait pas de sonnette — ou hurler. Tout cela n'avait pas été précisé dans le messacode.

Sa solitude au beau milieu de cet immense parc désert lui valut d'éprouver un navrant sentiment de ridicule. Au bout de cinq minutes d'attente, il se résolut à tourner les talons. Tant pis pour les moqueries dont l'accablerait dame Boismanl ! Il s'en défendrait en prétextant que la réunion avait été annulée à la dernière seconde. Elle ne le croirait pas, bien entendu, mais au moins son honneur d'homme serait sauf... Il dut reconnaître que cette décision entraînait un grand soulagement au plus profond de lui.

Impassible, posté à trois mètres de lui, le protecteur attendait la suite des événements. Subitement, la porte coulissante de la pagode s'escamota et libéra un flot dru de lumière blanche. Une vague de panique déferla dans l'esprit d'Artuir Boismanl. Une silhouette se découpa dans l'entrebâillement.

« Entrez, sieur Boismanl ! » fit une voix.

Le marchand de tissus s'avança et reconnut Markus de Florenza, l'un des fidèles assistants de Tist d'Argolon. Rasséréné, il traversa allègrement le corridor du porche. Lorsqu'il fut à hauteur de l'assistant, un homme svelte vêtu d'un colancor jaune clair du plus bel effet, il le salua avec application, sans réussir à donner à ce salut toute la grâce qu'il aurait voulu. Markus de Florenza l'observa du bout des yeux, d'un air à la fois grave et narquois.

« Comment se fait-il qu'aucune surveillance n'ait été prévue aux abords du parc et de la maison ? demanda Artuir Boismanl en se redressant avec vivacité. N'avez-vous pas peur que n'importe qui puisse s'introduire parmi nous ? »

Markus de Florenza eut un sourire condescendant.

« Sachez, sieur Boismanl, que nous avons voulu cet état de fait. Une surveillance ostentatoire n'aurait réussi qu'à éveiller d'inutiles soupçons. Il est plus habile que la demeure de notre hôte garde ses dehors habituels de tranquillité. Mais ne pensez pas pour autant que n'importe quel quidam pourrait se glisser dans notre assemblée sans y avoir été invité. Apprenez que, depuis l'instant où vous êtes entré dans ce parc, vous avez été suivi par une invisible caméra à visée nyctalope. Celle-ci nous a permis de vous identifier, de transmettre vos coordonnées olfactives aux deux chienlions que vous avez croisés dans l'allée des fruits polymorphes et dont on ne peut tromper l'odorat. De plus, vous êtes passé à deux reprises et sans vous en apercevoir sous un contrôleur à résonance magnétique qui détecte infailliblement toute arme, blanche ou de tir... Ces précautions vous suffiront-elles, sieur Boismanl, ou craignez-vous encore de vous retrouver en mauvaise compagnie ?

— Oui... Enfin, je veux dire non, bien sûr... », bredouilla le marchand de tissus, mortifié par le ton ironique de son interlocuteur, effaré, également, qu'on l'ait observé sans qu'il en ait rien su, qu'on ait donc rien perdu de ses atermoiements jusqu'à la pagode. « Et... euh... vous... vous vous promenez sans vos protecteurs ?

— Je n'ai nul besoin de protecteurs lorsque je suis au milieu de mes amis... »

La porte coulissante se referma dans un claquement sec. Ils se retrouvèrent dans un immense hall d'entrée plongé dans la pénombre. Markus de Florenza pianota sur une console autosuspendue. Une plateforme-air enluminée — une fortune, une véritable fortune... — descendit silencieusement le long d'un tube transparent et se stabilisa à leurs pieds.

Le marchand de tissus et l'assistant de Tist d'Argolon s'assirent sur les tabourets lumineux scellés dans l'air condensé. Le protecteur resta debout.

« Nous vous avons invité car nous souhaitons que vous plaidiez notre cause auprès de la G.I.C.A., la Guilde des industriels, commerçants et artisans, dit Markus de Florenza tandis que la plateforme s'élevait lentement à l'intérieur de son tube.

— Votre... cause ? » déglutit péniblement Artuir Boismanl.

Comme toujours, dame Boismanl avait vu juste. La grande noblesse syracusaine ne souhaitait pas élever le bonhomme Boismanl au rang de ses pairs, elle voulait seulement exploiter sa relative influence au sein de la guilde des commerçants.

« Nous cherchons à nous débarrasser des Scaythes, poursuivit de Florenza à voix basse. Et nous avons besoin de toutes les bonnes volontés. En particulier de celles qui composent le tissu économique de Syracusa.

— Pourquoi moi ? Comment avez-vous su que...

— Que vous étiez des nôtres ? Facile, sieur Boismanl... Avec des spécialistes en morphopsykè, nous avons établi un recensement de tous les gens de cour que la présence des protecteurs irritait. N'est-ce pas votre cas ?

— Si, si... Mais n'y a-t-il pas d'autres commerçants ou de grands industriels plus compétents que moi pour votre affaire ?

— La plupart des commerçants et des bourgeois d'affaires s'accommodent très bien de la situation. La G.I.C.A. a de tout temps combattu la noblesse. Mais la guilde ne se rend pas compte qu'en favorisant le jeu des Scaythes d'Hyponéros, elle risque de le regretter très amèrement ! Nous devons resserrer nos rangs devant la menace représentée par les Scaythes. Tist d'Argolon aimerait s'entretenir avec vous de ce sujet à l'issue de la réunion... en privé. »

Un entretien privé avec Tist d'Argolon ! Diable, ma femme ! nous verrons bien si vous continuez de me distribuer du bonhomme et du pauvre Artuir à tout propos !

La plateforme les déposa au septième étage de la pagode. Markus de Florenza introduisit Artuir Boismanl et son protecteur dans une grande et splendide pièce aux murs recouverts de tentures-eau ambrées d'origine orangienne. Ils étaient sous le dôme de la pagode : une nuée de bulles-lumière flottaient sous le haut plafond conique. Au centre, une fontaine musicale en forme de trident fredonnait une complainte en mode mineur. Un parfum délicat s'exhalait du parquet de bois précieux.

Saisi d'admiration, Artuir Boismanl ne put s'empêcher d'ouvrir de grands yeux ébahis. Au regard sévère que lui décocha instantanément l'assistant, il se rappela qu'il était malséant de laisser paraître ses sentiments en public.

Des fauteuils autosuspendus avaient été disposés devant une estrade circulaire sur laquelle trônaient un bureau de style très ancien, probablement de l'Age médian, et deux banquettes tendues de soie blanche. La plupart des fauteuils étaient occupés par des personnalités très en vue de la cour, que le marchand de tissus reconnut pour les avoir parfois croisées dans les couloirs du palais seigneurial. Les courtisans s'étaient parés de leurs plus beaux atours : colancors somptueux, riches velours brocardés de fils d'optalium ou de vieil or vert, cache-têtes rehaussés de couronnes aux motifs changeants autour desquelles s'entrelaçaient des mèches soigneusement tressées, capes, manteaux ou souras à reflets fuyants. Symphonie de couleurs éclatantes où, selon les mouvements, dominaient les notes chaudes, le pourpre et l'or, les notes tendres, le vert émeraude et le rose, ou les notes froides, le bleu roi et le mauve. Artuir Boismanl fut flatté de voir que nombre de ces tissus provenaient de son atelier de couture. Le tiers environ des invités de Tist d'Argolon étaient des femmes dont les mèches cuivrées, argentées ou dorées reposant sur les joues nacrées étaient les promesses de somptueuses chevelures.

« A une ou deux exceptions près, tout le monde est là. Asseyez-vous ! » dit Markus de Florenza.

L'assistant pria le Scaythe protecteur de se joindre à ses collègues, armée blanche et immobile massée dans le fond de la pièce. Le marchand de tissus s'installa dans un fauteuil et laissa errer son regard sur l'assistance.

La voisine d'Artuir Boismanl était une célèbre comédienne de mime tridimensionnel, une femme de très grande beauté qui avait, disaient les mauvaises langues, partagé deux années l'intimité de Menati Ang, frère de l'actuel seigneur de Syracusa. Ses immenses yeux turquoise se posèrent sur le nouvel arrivant et l'enveloppèrent de mépris. Puis elle se pencha vers son autre voisin, un bellâtre sans âge vêtu d'un colancor rouge, et lui chuchota quelques mots à l'oreille qui le firent discrètement sourire. Artuir Boismanl interpréta ce sourire comme une raillerie à son égard mais il feignit courageusement de ne pas l'avoir remarqué. Cette ambiance doucereuse, empoisonnée, où flatteries rimaient le plus souvent avec perfidies, ne le mettait guère à son aise. Les paroles, les expressions et les gestes des courtisans formaient un véritable langage codé, dissimulaient des intentions doubles, voire triples, difficiles à interpréter pour un homme simple et honnête tel qu'Artuir Boismanl.

L'attente, de pénible devint rapidement exaspérante. Des dizaines d'yeux acerbes, caustiques sous le vernis ; hypocrisie, étaient braqués sur sa modeste personne. Pour la seconde fois il se prit à regretter amèrement de n avoir pas suivi les conseils de sa femme et de sa voix intérieure. Il maudit son fol orgueil qui lui avait fait croire que ce monde insaisissable était dorénavant le sien.

« Cher ami, ne seriez-vous pas, par le plus incroyable des hasards, le marchand de tissus Ar... Artus Momboil ? »

Il tressaillit. La comédienne le fixait de ses impénétrables yeux turquoise. Il redressa le buste et bafouilla :

« Boismanl, Artuir Boismanl... C'est moi, en effet... Je... Puis-je vous être utile à quelque chose, ma dame ?

— Ma foi, il se pourrait, sieur Momboil ! répondit son interlocutrice dont la voix musicale trahissait un certain amusement. Il faudra que je me rende à votre boutique : il paraît que vos tissus sont de pures merveilles ! Si légers qu'on a l'exquise impression de ne rien porter du tout i »

Elle avait accentué cette dernière phrase à dessein, bien plus que ne l'autorisait la bienséance. Les nom-Dreux scandales qu'elle avait causés par le passé lui avaient valu une désastreuse réputation qu'on lui pardonnait volontiers pour son talent. Elle atteignit le but qu'elle s'était fixé, car de nombreuses têtes, sur lesquelles se lisait une franche réprobation, se tournèrent vers eux, ce qui augmenta la confusion du marchand de tissus crucifié sur son fauteuil. Il aurait voulu s'évanouir en fumée, se soustraire comme par enchantement aux feux croisés de ces regards ourlés de mépris. Sa voix intérieure, triomphante, le contraignit à jurer solennellement de ne plus jamais remettre les pieds dans une réception de ce genre.

Ce fut l'entrée de Tist d'Argolon et de son épouse Maryt qui le tira de cette mauvaise passe. Le couple venait en effet de faire sa discrète apparition par une porte dérobée sur le côté de l'estrade. Au grand soulagement d'Artuir Boismanl, les regards de ses bourreaux l'abandonnèrent à son triste sort et convergèrent vers les maîtres des lieux.

Tist d'Argolon était pétri de cette grâce naturelle qu'on prêtait aux descendants des très vieilles familles syracusaines, celles qui avaient contribué à rétablir l'hégémonie de l'aristocratie pendant les guerres artibaniques, du nom d'Artibanius McMallist, premier des nobles en exil à avoir levé une armée contre les troupes du terrible Comité planétaire. Grand, mince, visage lisse aux traits fins et réguliers, sourcils épilés, yeux jaune or, mèches grises en accroche-cœur, colancor bleu roi et courte soura bleu nuit, il portait une tenue dont la sobriété, la qualité — qu'Artuir Boismanl, en expert, appréciait à leur juste valeur — rendaient un peu vaine la rutilance ostentatoire des invités. Maryt, son épouse, avait opté pour le blanc pur, colancor et cape, cette dernière délicatement rehaussée d'antiques pierres de lune à l'éclat laiteux. Le noir charbonneux de ses yeux et de ses mèches, soulignant l'ovale parfait de son visage, ressortait de manière saisissante au milieu de cette neige immaculée. Tous deux formaient un couple magnifique, rayonnant, qu'on avait immédiatement envie de compter au nombre de ses amis. Leurs protecteurs de pensées se postèrent de chaque côté de l'estrade.

Introduit par un assistant, un troisième personnage fit alors son entrée. C'était un homme de taille moyenne, voûté, maigre au point d'en paraître squelettique. Suprême impolitesse, impardonnable négligence, son colancor safran était constellé d'auréoles suspectes, de taches sombres, et les coutures en étaient craquelées au niveau des aisselles, des coudes et des genoux. Ses cheveux poivre et sel s'engouffraient par poignées entières dans les déchirures de son cache-tête qui s'en allait en lambeaux, une barbe grisonnante et fournie lui mangeait les joues et le menton. Ses yeux, renfoncés sous les arcades saillantes et broussailleuses, brillaient intensément, comme dévorés par la fièvre ou la folie.

L'inimaginable se produisit : Tist d'Argolon convia cet homme à s'asseoir près de lui sur une banquette de 1 estrade. De perplexes les traits des invités devinrent indignés, des chuchotements désapprobateurs coururent de lèvres en lèvres.

Artuir Boismanl pensa que cet homme était un kreuzien défroqué ou hérétique, et donc, dans un cas comme dans l'autre, condamné à vivre dans la clandestinité pour ne pas finir sur une croix-de-feu. Mais la raison de sa présence dans la demeure de Tist d'Argolon lui échappait. Difficile de trouver plus dissemblables, plus antinomiques que ces deux êtres qui, pourtant, conversaient comme de vieux amis, bustes penchés au-dessus de l'antique bureau ? Cette soirée s'annonçait surprenante à bien des égards. Le raffut produit par sa voix intérieure se calma subitement, l'intérêt prenant le pas sur la peur et l'embarras.

Tist d'Argolon réclama la parole d'un geste de la main. Quels doigts extraordinairement racés ! se dit Artuir Boismanl. Le silence retomba sur la pièce, bercé par la seule complainte de la fontaine.

« Bienvenue à tous, déclara le grand courtisan d'une voix grave et mélodieuse. Je suis très heureux de constater que vous avez tous répondu à mon appel. Pour vous en remercier et selon la coutume, mon épouse Maryt va chanter pour vous l'hymne à l'amitié. »

Artuir Boismanl se souvint qu'avant de devenir la femme de Tist d'Argolon, Maryt Frasciata avait été une diva de chant émotionnel, une célébrité sur tous les mondes de la Confédération de Naflin. Elle avait sacrifié sa carrière pour l'amour du grand courtisan, un événement qui avait suscité des réactions passionnées sur Syracusa. Les principales chaînes de bullovision et les grands canaux audio superfluides s'étaient emparés de. affaire et l'on racontait même que quelques-uns de ses admirateurs s'étaient suicidés.

La voix de cristal de Maryt d'Argolon s'éleva au-dessus de l'assistance instantanément fascinée, envoûtée. Artuir Boismanl fut persuadé que certains courtisans s'étaient déplacés uniquement pour l'entendre chanter.

La cantatrice ne chanta pas l'hymne à l'amitié, elle en fut la quintessence même :

« Notre maison est la vôtre, Nos désirs sont les vôtres, L'amitié n'a pas de frontières, Elle est le don de soi, Elle est le fleuve de paix Qui se jette dans la mer infinie De l'amour... »

La voix de Maiyt s'effaça progressivement devant le murmure nostalgique de la fontaine, abandonnant les invités dans un ravissement extatique presque douloureux.

Tist d'Argolon marqua un long temps de silence puis reprit d'une voix douce, comme pour ne pas rompre le charme :

« Encore une fois, merci à tous d'avoir répondu à notre appel. Je suis certain qu'en cette heure indue la plupart d'entre vous préféreraient jouir de la quiétude de leurs foyers ou encore s'abandonner aux plaisirs de la seconde nuit... Mais la situation actuelle de notre belle planète nous préoccupe au plus haut point, comme elle vous préoccupe également si j'en juge par votre présence. Nos gens en poste au palais seigneurial nous ont fait parvenir d'alarmantes nouvelles. Il y a bien longtemps que nous soupçonnions les Scaythes d'Hyponéros — je ne parle pas, bien entendu, des Scaythes protecteurs, dont la dévotion ne peut être remise en cause, mais de ceux qui œuvrent dans l'entourage du seigneur Ranti Ang — d'ourdir en secret un complot visant à renverser la Confédération de Naflin ! »

Nous y voilà ! pensa Artuir Boismanl.

Des murmures incrédules parcoururent l'assistance. En revanche, cette révélation n'étonnait que moyennement le marchand de tissus qui avait deviné, depuis quelque temps, que les Scaythes manipulaient la famille régnante dans un dessein connu d'eux seuls. Enfin, deviné... il serait plus exact de dire qu'il avait fait sien ! avis de dame Boismanl... Il constata que les courtisans relâchaient leur contrôle mental, la fameuse auto-psykè-défense dont l'apprentissage lui causait tant de soucis. Cela valait également pour sa voisine la comédienne : une certaine anxiété se lisait sur son visage crispé et elle mordillait nerveusement les ongles.

Tist d'Argolon rétablit le silence d'un geste du bras :

« Plusieurs éléments nous amènent à penser que le véritable but des Scaythes est la destruction totale et définitive des races humaines peuplant l'univers connu... »

Bien que sa voisine eût pris soin de poudrer son visage (probablement pour dissimuler les strates épidermiques des traitements de jouvence), Artuir Boismanl décela nettement l'extrême pâleur qui tomba sur ses traits.

« Nous ne savons malheureusement pas de quels moyens disposent les Scaythes. Les satellites d'observation envoyés dans les confins de l'univers ne transmettent aucun message. Cependant les événements récents nous confortent dans nos hypothèses : les seigneurs de la Confédération et leurs principaux conseillers sont réunis à Vénicia pour une asma dont je vous rappelle qu'elle n'était pas prévue ici à l'origine. Or, depuis deux ours, pas une seule nouvelle n'a filtré du palais des asmas, où l'on n'autorise plus aucun média à pénétrer. Ni les envoyés spéciaux des canaux audio superfluides, ni les équipes de bullovision, ni les journalistes des agences de presse indépendantes... Rien... Silence complet... »

Nouvelle rumeur dans laquelle perçait une indignation de moins en moins contenue. Les invités avaient tous entendu des bruits alarmistes, bien sûr, mais ils s'étaient empressés de les considérer comme de pures et simples affabulations. Ils n'avaient surtout pas voulu s'encombrer d'idées qui auraient pu perturber leur confort mental. Mais à présent, ils devaient se rendre à 1 évidence : Tist d'Argolon n'était pas un homme qui avait pour habitude de parler à la légère. Ils avaient cru se rencontrer entre gens de bonne compagnie, se pavaner, s'étourdir mutuellement, se rengorger de culture syracusaine, et voilà qu'ils se retrouvaient mêlés à une intrigue politique ! La plupart d'entre eux regrettaient amèrement d'être venus et maudissaient leur hôte de les avoir attirés dans ce piège.

Tist d'Argolon se leva et donna de la voix pour dominer le tumulte :

« Vous entendrez la vérité même si la vérité vous fait peur ! Un serviteur aurait vu la section spéciale des Scaythes du connétable Pamynx s'introduire dans le palais des asmas par un passage souterrain, inemployé depuis plus de cent ans. Ils ne disposaient pas d'armes, bien entendu, car en ce cas les contrôleurs automatiques de la congrégation des smellas les auraient détectées. Quelle était leur mission ? Cela reste un mystère, mais je doute que ce soit pour servir l'intérêt général ! »

Dans l'esprit d'Artuir Boismanl, le mot « smella » ranima le souvenir d'une discussion qu'il avait eue avec sa femme : elle lui avait soutenu que le procès du smella Sri Mitsu était un coup monté par le connétable Pamynx et l'Eglise du Kreuz pour se débarrasser d'un homme gênant car doué d'une redoutable perspicacité. « Vous dites n'importe quoi, comme d'habitude ! avait-il déclaré. L'exil est un châtiment trop doux, on aurait dû condamner ce dévoyé à mort ! Il montre un exemple déplorable à la jeunesse ! » Mais dame Boismanl n'était pas de cette race de femmes qui se rangent humblement aux certitudes de leur mari. « Il y en a bien d'autres, et de très haut placés, qui montrent le mauvais exemple ! avait-elle rétorqué. Et eux, on ne les condamne pas!... » Que répliquer à cela ? Il avait haussé les épaules et était retourné vaquer à ses affaires.

« Autre chose ! poursuivit Tist d'Argolon. Des milliers de missionnaires de l'Eglise du Kreuz en fin de noviciat, à peine revêtus de l'habit safran, ont été rassemblés dans le grand temple Géodésil-III. Pour y être transférés en masse sur les autres planètes de la Confédération. Je vous rappelle que tous les déremats, je dis bien tous, qu'ils soient privés comme le mien ou qu'ils appartiennent aux compagnies de transfert, ont été réquisitionnés par la Sécurité syracusaine. Le délégué planétaire de la

C.I.L.T., le sieur Jadaho d'Ibrac, s'est joint à nous ce soir. Il entend manifester son indignation devant cette mesure coercitive qui viole les décrets confédéraux sur la liberté du commerce et des transferts. »

Un homme âgé au visage sillonné de rides et vêtu d'un colancor aux couleurs traditionnelles de la C.I.L.T., vert clair, et d'une cape argentine, se leva et s'inclina. Tist d'Argolon lui adressa un sourire chaleureux. Sur I estrade, l'homme au colancor sale et troué se pencha et chuchota quelques mots à Maryt, assise sur la banquette opposée. La jeune femme hocha la tête d'un air grave.

« Le connétable Pamynx s'appuie pour l'instant sur le formidable appareil de l'Eglise kreuzienne, poursuivit le grand courtisan. Dans un premier temps, la toile qu'il a tissée va se refermer sur la Confédération. Ensuite, Kreuz seul sait ce qu'il compte faire... Nous avons interrogé certains cardinaux de nos amis, mais ceux-ci, soit qu'on leur ait demandé de garder un silence absolu, le silence ecclésiastique", soit qu'ils n'aient pas été informés, ne nous ont rien appris de nouveau... Certains de vos gens en place au palais seigneurial ont disparu ! Pourquoi ? Qu'ont-ils vu ou entendu dans les couloirs du palais ?... Vous tous qui êtes réunis ici, vous avez un point commun : une... disons une certaine irritation, me lassitude dont j'ai pu avoir écho d'une manière ou d une autre, vis-à-vis des Scaythes d'Hyponéros. Nous avons donc pensé que le temps était venu de rassembler nos forces, de nous concerter afin de mener une action concrète contre la faction d'Hyponéros. Nous, Syracusains, avons toujours donné au reste de l'univers une image respectueuse des institutions de la Confédération de Naflin ! Et nous avons laissé à d'autres, des êtres surgis de l'inconnu, les rênes de notre planète ! Nous leur avons abandonné notre âme ! Nos ancêtres ont eu le courage de défier le Comité planétaire, ce ramassis de tyrans sanguinaires. Nous avons désormais le devoir sacré de combattre les Scaythes d'Hyponéros ! Par tous. es moyens ! »

Il avait martelé la fin de son discours d'un ton vibrant, avec passion. Un lourd silence ensevelit la pièce du dôme. La fontaine elle-même s'était tue. Mal à l'aise, engoncés dans leurs fauteuils, les courtisans n'osaient plus se regarder les uns les autres. La comédienne tentait de lisser l'une de ses mèches dorées rebelles qui s'entortillait davantage à chaque passage de ses doigts surchargés de bagues et d'antiques pierres à facettes. Puis Jadaho d'Ibrac, le délégué planétaire de la C.I.L.T., prit la parole :

« Je suis entièrement avec vous, sieur d'Argolon ! A nos réunions hebdomadaires du sénat des Transferts, nous en étions arrivés aux mêmes conclusions... Cependant, il n'y a aucun militaire parmi nous ! De plus, un dernier bastion protège la Confédération : l'Ordre absourate. Si le connétable Pamynx cherche à renverser le système naflinien, il se heurtera aux chevaliers absourates. Avons-nous le pouvoir ou même le droit de nous substituer à l'Ordre ? Sa compétence dépasse largement la nôtre... »

Hochements de têtes et exclamations d'approbation ponctuèrent les paroles de Jadaho d'Ibrac.

C'est pourtant vrai, je les avais oubliés, ceux-là ! se dit Artuir Boismanl avec soulagement.

Que savez-vous de l'Ordre absourate ? Ce n'est peut-être qu'une légende, mon pauvre Artuir ! aurait objecté sa femme avec la mauvaise foi qui la caractérisait.

« Nous ne devons pas en arriver à cette extrémité ! répliqua Tist d'Argolon avec une étonnante vivacité, avec colère même. Nous, Syracusains, serions désignés comme responsables des troubles ! Nous perdrions notre crédit ! Notre prestige ! Nous serions réduits au mutisme de la honte ! Notre jeunesse nous rejetterait car nous aurions brisé son idéal ! Si nous ne nous prenons pas en main, alors notre civilisation, notre culture, notre histoire ne seront que les reliquats de notre propre ignominie ! Nous serons honnis par tous les peuples et toutes les races de l'univers recensé, comme le Comité planétaire le fut en son temps ! Cette perspective est-elle enviable ? Vous paraît-elle digne de l'héritage légué par nos pères ? Nous sommes les descendants de fiers guerriers, de gens d'honneur qui se battirent au mépris de leur vie pour rétablir la paix et l'harmonie sur ce monde.

Ont-ils attendu que d'autres, chevaliers absourates ou Scaythes, règlent leurs problèmes à leur place ? Devons-nous laisser à d'autres le soin de tourner la roue de notre destin, de notre rota individua ? Et si oui, oserons-nous encore fixer nos enfants dans les yeux ? Nous ne sommes plus des guerriers mais nous disposons d'autres armes, tout aussi efficaces : nos idées ! »

Les paroles du grand courtisan embrasaient Artuir Boismanl. Un feu ardent lui incendiait les veines, les organes, le ventre, la tête.

Bonhomme Boismanl, vous êtes en train de vous échauffer les sangs ! Contentez-vous donc de faire votre métier et de remercier le Kreuz !

La paix, ma femme ! Vous ne voyez donc pas ce qui se passe ici ? Nous vivons un moment privilégié, rare... historique, l'un de ces moments qui comptent dans la vie d'un homme !

Les flammes de l'enthousiasme réduisaient en cendres le pauvre Artuir, le bonhomme Boismanl. Elles faisaient place nette afin de permettre l'éclosion d'un homme nouveau, exalté, d'un héros en marche vers son propre mythe.

« Que nous proposez-vous, sieur d'Argolon ? demanda Jadaho d'Ibrac.

— Nous allons y venir, mais auparavant j'aimerais que Parakumadj nous dise quelques mots... »

Tist d'Argolon se tourna vers l'homme émacié au colancor safran.

« Certains d'entre vous connaissent déjà Parakumadj : il a exercé, il y a quelque temps de cela, la fonction de cardinal de l'Eglise. Puis il a estimé qu'il n'avait plus rien à faire au sein de la hiérarchie ecclésiastique et a choisi de se retirer dans les montagnes de Mesgomie pour mener une vie d'ascète. Parakumadj est son nom d'anachorète. En vieux syracusain il signifie "celui qui délaisse l'illusion". De temps à autre, il me fait l'honneur de sa visite et tente de m'exhorter à l'humilité et au renoncement. Tâche ardue, je dois en convenir!... Je préfère vous prévenir qu'il a été classé à l'index des hérétiques par le tribunal de l'Eglise et qu'il est donc passible de la croix-de-feu... Mais je vous prierai de ne pas vous en formaliser : la démarche de Parakumadj, dans sa sincérité, est peut-être celle qui se rapproche le plus du Verbe originel du Kreuz. Je lui ai touché quelques mots de nos préoccupations. Il a souhaité prendre la parole lors de notre réunion. Inutile de vous préciser que Parakumadj n'a nul besoin de ma permission pour s'exprimer ! Ce serait plutôt à moi de solliciter son autorisation pour avoir le privilège de l'écouter ! Il est bon, je pense, qu'une sainte voix nous élève à des hauteurs où brille une éternelle lumière avant de nous prononcer sur notre action... »

Parakumadj remercia Tist d'Argolon d'un mouvement de tête, déplia sa carcasse osseuse et déroula ses longs bras au bout desquels pendaient d'interminables doigts aussi velus que des pattes d'araignée. Son allure négligée, crasseuse, provoquait un visible dégoût sur les traits de la comédienne qui évitait de poser les yeux sur lui comme si elle avait peur d'être souillée à jamais. Et le contrôle mental, ma chère ? jubila intérieurement Artuir Boismanl.

Venant après le timbre velouté du grand courtisan, la voix éraillée de Parakumadj, debout sur l'estrade comme un fauve prêt à mordre, déchira brutalement les tympans des invités.

« Il ne m'a fallu que quelques secondes pour comprendre que vous creviez de peur ! gronda le saint homme. Oui, vous crevez de peur ! La peur emplit entièrement le vide de vos carcasses ! La peur... »

Il se tut et promena son regard tourmenté sur les courtisans pétrifiés. Artuir Boismanl se demanda où il voulait en venir. Autant Tist d'Argolon avait su souffler le feu, autant l'ermite s'y entendait pour souffler la glace. Le marchand de tissus ne savait plus s'il devait transpirer ou grelotter.

« Pourquoi la peur ? reprit Parakumadj. Tout simplement parce que vous vous raccrochez à vos sens, parce que vous vous complaisez dans l'illusion. Vous êtes les otages des faux-semblants, vous êtes les jouets des mirages. Votre ardeur, vous la placez dans vos apparences ! Je ne vois ici que poudre, maquillage, strates de jouvence, vains apprêts... Frivolités ! Apparences ! Vous ne vous consacrez qu'à l'assouvissement de vos sens et vous délaissez l'intérieur, le temple ! Vous vous coupez de votre source et vous avez peur ! Le Kreuz a dit : Ceux qui négligent l'âme entreront dans le cycle de la souffrance... Et voilà ce que vous avez fait : vous avez négligé votre âme ! Et vous vous étonnez après cela que d'autres s'en emparent, que d'autres jouissent du plus précieux de vos biens, votre temple intérieur ! Et vous employez des protecteurs pour en interdire l'accès ! Les protecteurs mentaux sont comme les ronces et les orties qui envahissent une maison à l'abandon. Qui interdisent au maître, c'est-à-dire vous-même, d'y entrer... Vous cherchez une manière d'y remédier ? C'est simple : nettoyez votre maison ! Et ce n'est pas en vous rendant deux fois par semaine au temple que vous y parviendrez ! Vous ne réussiriez qu'à faire partie de ces hypocrites qui paradent aux offices, l'âme racornie... Non, la réponse à vos problèmes se trouve en vous-mêmes. Faites preuve d'humilité, de compassion, et il n'y aura plus besoin de ce genre de réunion. Le Kreuz nous a donné l'exemple lorsqu'il renonça...

— Blasphème ! »

La voix gutturale avait retenti de l'endroit où étaient rassemblés les protecteurs de pensées. Une griffe d'angoisse laboura le bas-ventre d'Artuir Boismanl qui eut une soudaine pensée pour sa femme.

Un Scaythe se détacha du groupe, s'avança lentement du fond de la pièce jusqu'à la fontaine et s'immobilisa devant les premiers fauteuils autosuspendus. Il y avait une volonté délibérée de provocation dans son attitude.

« Qu'est-ce qui vous prend ? Retournez avec les autres ! » hurla Jadaho d'Ibrac.

Le Scaythe ne répondit pas. Il se contenta de rabattre d'un geste théâtral le capuchon de son acaba sur ses épaules. A la vue de cette tête rugueuse, verdâtre, plusieurs invités poussèrent des cris d'effroi et Artuir Boismanl faillit libérer le contenu de sa vessie dans son colancor. Ce Scaythe n'était pas un protecteur mais Pamynx, le connétable de Syracusa, dont les yeux uniformément jaunes brillaient comme des astres maléfiques.

« Je savais que vous manquiez d'honneur, monsieur, mais pas au point de vous introduire chez moi par la traîtrise ! cracha Tist d'Argolon d'un ton dédaigneux. Vous n'étiez pas convié à cette réunion ! »

Artuir Boismanl trouva admirable la morgue hautaine et le calme du grand courtisan, mais lui ne trouvait rien d'autre à faire que se liquéfier dans sa peur. Voyez où conduisent les rêves de grandeur, bonhomme Boismanl!... Pourquoi, ô pourquoi n'avait-il pas écouté sa femme ? Il n'était plus qu'une pauvre chose informe et tremblante tassée dans son fauteuil.

Les yeux jaunes de Pamynx se posèrent sur l'estrade où Maryt d'Argolon s'était à son tour levée et avait saisi la main de son mari.

« Rengainez vos grands airs, sieur d'Argolon, riposta le connétable. Vous n'êtes pas en position de me donner des conseils ou de pratiquer l'ironie. Je vous accuse, vous et vos invités, de conspiration contre le seigneur de Syracusa et contre la sainte Eglise du Kreuz !

— Et moi, je vous accuse d'avoir soudoyé nos protecteurs ! De leur avoir ordonné de violer leur code d'honneur ! Je vous sais capable du pire pour arriver à vos fins !

— Que m'importe le sens de l'honneur ? dit Pamynx avec mépris. Il appartient au passé. La plupart des dignitaires qui complotent contre la famille régnante sont réunis dans un même lieu. Voilà ce qui importe. En ce sens, sieur d'Argolon, vous nous avez fait gagner un temps précieux et nous vous en remercions. »

Piqué au vif, Tist d'Argolon sauta de l'estrade, bouscula sans ménagement un homme prostré dans une allée et s'avança entre les fauteuils en menaçant le connétable du poing.

« Je vais vous faire exécuter sur-le-champ par mes hommes, monsieur le connétable, puisque vous avez eu l'imprudence de venir me défier sur mon territoire ! »

Le rire sinistre de Pamynx crucifia un peu plus Artuir Boismanl sur son fauteuil.

« Vous voulez sans doute parler de votre garde personnelle?... »

Tist d'Argolon fit un signe à l'un de ses assistants qui sortit un holophone de poche et pianota nerveusement sur les touches.

Les coups d'oeil effarés que la comédienne jetait à la dérobée au marchand de tissus avaient perdu toute nuance de raillerie.

« Puis-je vous demander, monsieur, pourquoi vous avez prononcé le mot "blasphème" ? » demanda Parakumadj dont les yeux étaient des brasiers ardents.

Pamynx observa un petit moment l'hérétique dressé sur l'estrade, pathétique figure de proue d'un navire en perdition.

« Du droit, cher cardinal de Laboityp affublé désormais du surnom de Parakumadj, de notre sainte Eglise dont je vous rappelle que le connétable de Syracusa est 1 un des pairs et possède le droit de jugement sacré. Mais rassurez-vous, cardinal de Laboityp, vous n'allez pas être exécuté immédiatement : vous passerez devant le tribunal de la sainte Inquisition... Et vous prierez pour que le Kreuz abrège vos souffrances.

— Que... qu'allez-vous faire de nous ? » fit une voix blanche qu'Artuir Boismanl eut encore la ressource : identifier comme celle du responsable de l'Académie des arts éphémères.

Anéanti, le marchand de tissus marinait dans un bain de sueur froide. Son cœur s'était arrêté de battre, sa respiration s'était suspendue. Il se doutait bien qu'il ne sortirait pas vivant de cette salle.

L'assistant secoua la tête devant l'holophone muet. Tist d'Argolon comprit que tout était perdu. Il remonta sur l'estrade et enlaça Maryt dont les larmes silencieuses étaient comme des pierres de lune échappées de sa cape.

Un sourire grinçant se dessina sur la face grotesque du connétable, qui prononça lentement sa sentence :

« Vous tous qui êtes réunis ici constituez désormais m obstacle à l'avènement du nouveau monde. Nous rêvons amputer sans pitié les cellules malades, nécroses, ou elles gangrèneront rapidement tout le corps. Au . om du seigneur Ranti Ang et en vertu des pouvoirs qui ne sont conférés, je vous déclare coupables de haute trahison ! »

 

Il y eut un mouvement de panique dans les rangs des invités. Certains se ruèrent sur la porte d'entrée, d'autres sur la porte latérale, d'autres derrière l'estrade. Ils se heurtèrent alors à des hommes masqués de blanc qui fermaient toutes les issues et sur les bras tendus desquels luisaient les rails de lance-disques. Affolés, les fuyards refluèrent vers le milieu de la pièce, dans un tel désordre qu'ils renversèrent les fauteuils et se bousculèrent les uns les autres comme des moucharabées enfermées dans une bulle-piège.

« Vous n'avez pas le droit d'attenter à leur vie ! hurla Tist d'Argolon. S'il vous faut absolument une tête, prenez la mienne, monsieur le connétable ! Faites de moi ce que bon vous semblera mais, par pitié, laissez-leur la vie sauve ! Monsieur le connétable ! Au nom de tout ce qu'il y a de plus... »

Ses mains se posèrent sur ses tempes. Une douleur atroce lui vrillait l'intérieur du crâne, des tentacules invisibles et froids lui déchiquetaient le cerveau. Il s'effondra sur le parquet de l'estrade où, après une brève série de convulsions spasmodiques, il s'immobilisa définitivement. Maryt poussa un cri déchirant et s'abattit en sanglotant sur le cadavre de son mari. Elle eut envie de chanter une dernière fois pour l'homme qu'elle avait tant aimé. Chanter, c'était ce qu'elle savait faire de mieux. Elle entrouvrit la bouche, entonna un vieil air de l'Age médian, un air qu'elle avait appris dans son enfance et qui racontait l'histoire des amants tragiques du Sohorgo. D'un geste brutal, elle retira son cache-tête qui lui comprimait la gorge. Sa longue chevelure brune se répandit sur ses épaules, son dos, et la recouvrit comme un linceul. Les notes, les larmes et les cheveux se mélangèrent dans sa bouche. Puis sa voix à l'incomparable pureté se brisa.

Pendant ce temps, Jadaho d'Ibrac et plusieurs de ses amis protestaient vigoureusement de leur innocence et rejetaient la faute sur leur hôte : il les avait attirés chez lui par des paroles fallacieuses, il avait honteusement profité de leur naïveté, ils ne demandaient pourtant qu'à vivre en paix et en bonne intelligence avec les Scaythes. La comédienne n'était pas la dernière à plaider sa cause, elle vilipendait avec violence ce couple maudit, ces mécréants, ces hérétiques. « La preuve, disait-elle en désignant Parakumadj, voyez ce qu'ils nous ont ramené. »

Artuir Boismanl, quant à lui, restait prostré dans son fauteuil. Il revoyait le visage à la fois sévère et tendre de son épouse, il pensait aux enfants qu'il n'avait pas eu le temps d'engendrer, à son atelier modèle où les étoffes chatoyantes étaient coupées et assemblées par de superbes machines à commande vocale. Un gros investissement, une fortune, une vraie fortune... Il se dit que dame Boismanl devrait rapidement procéder au remplacement des commandes car, pour l'instant, elles ne se déclenchaient qu'au son de sa voix... Elle devrait peut-être également trouver un autre bonhomme qu'elle pourrait rabrouer à volonté... Elle avait besoin de rabrouer, mais ce n'était pas méchant.. Il se rendit compte qu'il l'aimait.

La comédienne, à genoux devant Pamynx, près de l'estrade où Maryt et Tist d'Argolon s'étaient unis dans la mort, mendiait misérablement sa vie contre une poignée de promesses dérisoires.

Il comprit que la mort jaillissait de l'esprit des Scaythes substitués aux protecteurs. La mort par la pensée... Que le Kreuz nous prenne en pitié ! Machinalement, sans se rendre compte de ce qu'il faisait, il se leva et marcha comme un somnambule vers la porte principale de sortie.

Un peu partout, autour des Scaythes ou des assassins de Pritiv, les courtisans tombaient comme des mouches. Le bonhomme Boismanl avança lentement entre les fauteuils renversés, enjamba des cadavres et se retrouva sans le vouloir devant la porte. Il se retourna avant de sortir : plus un seul des invités de Tist d'Argolon n'était vivant.

Il en restait un cependant : lui-même.

Il s'attendait à être à tout moment transpercé par une pensée de mort ou un disque des mercenaires. Mais il franchit le seuil de la porte sans encombre. Il se demanda si ce n'était pas son fantôme qui marchait dans le couloir.

Une voix surgit dans son dos :

« Toi ! »

Artuir vit un mercenaire tout de noir vêtu qui surgissait à son tour de la porte et qui avançait vers lui, le bras pointé.

« Qu'est-ce que tu fous là ? » dit la voix filtrée par le masque noir.

Les mots jaillirent spontanément de la bouche d'Artuir Boismanl :

« Je suis Artuir Boismanl, marchand de tissus. Le grand courtisan Tist d'Argolon m'a convoqué pour une commande de vêtements... Il m'a prié de venir après la réunion...

— Il ne passera plus jamais de commande ! » dit le mercenaire.

Un disque rond et brillant glissa sur le rail métallique greffé sur son bras.

Artuir Boismanl ferma les yeux mais il ne parvint pas à se souvenir de la prière kreuzienne appropriée.

Il entendit un rire déformé, caverneux.

« Allez, fous le camp avant que je change d'avis ! » lui jeta le mercenaire.

Le bonhomme Boismanl ne se le fit pas dire deux fois. Il ne prit même pas le temps de s'arrêter sur le palier pour commander la plateforme lumineuse. Il dévala les escaliers quatre à quatre.

Il croisa d'autres assassins de Pritiv dans les allées du parc, mais nul ne fit attention à lui. C'était comme s'il n'existait pas.

Dame Boismanl avait raison : le pauvre Artuir ne réussirait jamais à faire partie de ce monde.

CHAPITRE XI

Mort ne tient compte des races ni des âges,

Mort, l'indifférente,

Mort cueille sur le champ de bataille,

Mort, l'essentielle...

Est aboutissement du duel en chacun,

Négation de l'Un,

Est abandon de la dépouille corrompue,

Retour à l'Initial...

 

Mort soustrait à l'onde passagère,

Mort, flot originel,

Mort déchaîne le torrent des pleurs,

Mort, mer éternelle.

Est face ténébreuse de l'illusion,

Magicienne de l'obscur,

Est nécessité vitale de l'erreur,

Nouveau périple...

 

Mort délivre le captif des murs de l'orgueil,

Mort, ultime chaîne,

Mort porte l'oubli bienvenu du temps,

Mort, rigueur de l'urgence...

Est besoin pressant, amour correcteur,

Maillon, fin et suite,

Est exil de paix, bain de jouvence,

Main du Kreuz

 

Messaodyne Jhû-Piet

01 - Les guerriers du silence
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